Repenser le travail et la main d’œuvre dans les soins de longue durée
Pénurie de main d’ouevre. Les soignantes sous payées. Morts injustifiées. Les histoires de conditions dangereuses et éprouvantes dans les maisons de soins de longue durée au Canada abondent. Mais un groupe d’éminents chercheurs affirme que les soins de longue durée n’ont pas à être ainsi, et nous encourage tous à repenser les approches des soins de longue durée, en commençant par la conditions et la qualité de la vie de ceux qui font le travail.
Lors d’un webinaire organisé le 11 décembre, la modératrice Anne Lagacé Dowson de la Coalition canadienne de la santé s’est entretenue avec Pat Armstrong, Hugh Armstrong et Marta Szebehely sur les stratégies de main-d’œuvre pour les soins de longue durée. Le webinaire peut être visionné ici –
Le webinaire a marqué le lancement du nouveau livre, une collection des dernières recherches sur les soins de longue durée, édité par Pat Armstrong, Hugh Armstrong et Jacqueline A. Choiniere. Le livre peut être lu gratuitement en ligne ici.
Les résidences pour ainés peuvent être des lieux joyeux
Pat Armstrong est professeure émérite de recherche à l’université de York, membre de la Société royale du Canada et membre de longue date du conseil d’administration de la Coalition canadienne de la santé. Connue pour avoir dit que « les conditions de travail sont les conditions de soins », elle a mené de la recherche sur les soins de longue durée au Canada, en Allemagne, en Norvège, en Suède, au Royaume-Uni et aux États-Unis.
Armstrong a expliqué que les maisons de soins peuvent être « un choix positif et des lieux qui peuvent apporter de la joie dans le travail et dans la vie ».
Son équipe de recherche a examiné la Norvège, la Suède, la Nouvelle-Écosse et de l’Ontario, et a identifié des stratégies communes. Ils ont regroupé ces stratégies : réduire, réorganiser, remplacer, recruter et conserver.
Armstrong a fait remarquer que, bien que les stratégies se chevauchent, elles sont souvent introduites indépendamment les unes des autres, ce qui reflète des hypothèses sur la manière dont le problème est compris. Lorsque le problème global est identifié par les gouvernements, il est souvent formulé principalement en termes de nécessité de réduire les coûts face au vieillissement de la population ».
Armstrong et ses collaborateurs tentent de recadrer les stratégies en évaluant dans quelle mesure elles favorisent le « droit aux soins ». Pour Armstrong, cela signifie « à la fois le droit d’accéder à des services de soins de qualité et le droit de fournir des soins de qualité ».
Elle affirme que son approche contraste avec la littérature et les politiques qui tendent à se concentrer sur les droits des résidents, des familles, ou du personnel, sans reconnaître qu’ils sont intégralement liés.
« Les nouveaux modèles de soins axés sur les résidents parlent souvent de l’autonomie des résidents, mais peu de stratégies traitent de l’autonomie du personnel, des conditions de travail qui permettent cette autonomie, ou des besoins différents du personnel et des familles », a déclaré Mme Armstrong.
« Nous soulignons le fait que le personnel et les familles ont eux aussi des besoins individuels, qu’ils subissent des traumatismes et des abus, qu’ils ont besoin d’un foyer et d’un logement, qu’ils ont besoin d’un endroit pour manger et d’un endroit pour faire leur deuil. Ils ont également besoin du soutien d’autres personnes qui partagent leurs problèmes et leur situation. Nous insistons sur le fait que les femmes et les hommes qui font partie du personnel peuvent être confrontés à des défis spécifiques et avoir des besoins spécifiques », a expliqué Armstrong.
« Notre approche s’oppose à la définition des droits en termes individuels, plutôt que collectifs, ou en termes de stratégies fragmentaires, conçues pour traiter un seul aspect de la crise », a précisé Armstrong. « Nous remettons également en question les pratiques de gestion inspirées du secteur à but lucratif, notamment en ce qui concerne l’organisation et le suivi du travail, peuvent simultanément réduire les coûts et accroître la responsabilité tout en améliorant la qualité ».
Armstrong fait le lien entre les problèmes liés à « l’incapacité à répondre à la demande de places dans les résidences financées par l’État » et à « la promotion du vieillissement chez soi », attirant l’attention sur le fait que le vieillissement chez soi est considéré comme le premier choix des personnes âgées, mais qu’il est également le moyen préréré pour les gouvernements parce que les coûts de main-d’œuvre sont transférés aux individus et aux familles ».
« Pendant ce temps, rien n’est fait pour augmenter la quantité de main-d’œuvre dans le domaine des soins à domicile, ou pour améliorer ses conditions de travail. Les personnes qui ont besoin de soins plus intensifs n’ont que peu de choix, et les exigences du travail ne sont pas reconnues », a déclaré Armstrong.
« Parallèlement à la réorganisation de la localisation des soins dans les maisons de retraite, le personnel est réorganisé afin de modifier l’éventail des compétences et de réduire la dépendance à l’égard des employés à temps plein », a ajouté M. Armstrong. « En Norvège et au Canada, le travail de soins est confié aux personnes définies comme les moins qualifiées. Cela se produit alors même que les besoins des résidents en matière de soins deviennent plus complexes en raison de l’accès plus restreint aux maisons de repos et aux hôpitaux.
En ce qui concerne le problème du remplacement, M. Armstrong a indiqué que des recherches récentes menées au Japon montrent que « les fameux robots qui ont remplacé les travailleurs du secteur des soins sont maintenant relégués à l’accueil des clients dans une chaîne de restauration rapide ».
Armstrong a souligné que les gouvernements font de plus en plus appel aux travailleurs étrangers pour effectuer le travail de soins, ce qui crée des déficits en matière de soins dans les pays d’origine, et pose des problèmes de reconnaissance de la formation, de langue et de racisme dans les pays d’accueil.
Il est possible de recruter suffisamment de travailleurs
Marta Szebehely est professeure émérite au département de travail social de l’université de Stockholm, en Suède. Depuis plus de quarante ans, elle mène des projets de recherche comparative nordique et internationale sur les soins aux personnes âgées.
Selon Szebehely, la Suède ressemble au Canada-dans les 2 pays les dépenses publiques ne suivent pas le rythme du vieillissement de la population. « Nous avons assisté à une réduction drastique du nombre de lits dans les résidences pour personnes âgées, bien plus drastique que dans n’importe quel autre pays. Nous sommes partis d’un niveau assez élevé, mais depuis l’an 2000, la proportion de personnes âgées de plus de 80 ans vivant en maison de retraite est passée de 20 % à 10 %.
Szebehely note que la Suède dispose d’un secteur de soins à domicile beaucoup plus développé que le Canada, mais que les soins à domicile n’ont pas compensé pour la réduction et le manque de places dans les centres de soins de longue durée.
« Nous avons constaté une augmentation des soins familiaux et des services achetés par le secteur privé. Cela s’est produit sans aucune modification de la législation, mais grâce à des lignes directrices locales plus strictes et à l’augmentation des frais d’utilisation », a déclaré Szebehely.
Pour Szebehely, l’idée que le vieillissement de la population est un problème insoluble doit être abordée. Elle affirme qu’il est possible de recruter suffisamment de travailleurs s’il y a une volonté politique, mais qu’au lieu d’une volonté politique on est devant des stratégies de remplacement et de réorganisation.
Selon Szebehely les hommes sont de plus en plus nombreux à travailler dans le secteur des soins de longue durée en Suède, avec une augmentation de 10 % en dix ans. « Il s’agit d’un secteur qui évolue très rapidement et 42 % des travailleurs du secteur des soins sont nés à l’étranger… Nous ne pourrions pas survivre sans les jeunes réfugiés d’Afghanistan et de Syrie.
« Nous pourrons recruter des travailleurs ayant moins ou pas de compétences formelles et parlant peu le suédois pour effectuer certaines tâches et, en même temps, cela rendrait la situation plus attrayante pour les travailleurs ayant des compétences plus formelles parce qu’ils seraient autorisés à se concentrer sur le travail de soins plutôt que sur le ménage, par exemple. Ces idées sont très populaires parmi certains groupes, mais bien sûr, elles conduisent aussi à de nouvelles hiérarchies au sein du personnel soignant, ce qui peut poser probléme.
Des stratégies de rétention efficaces constituent une nécessité fondamentale
Hugh Armstrong est professeur de recherche distingué et professeur émérite de travail social et d’économie politique à l’université Carleton. Il est membre du conseil d’administration de la Coalition pour la santé en Ontario.
Pour lui, la solution à la crise de l’emploi en soin de longue durée passe par une meilleure rétention des travailleurs en place, et par la réduction des délais de recrutement, qui peuvent aller jusqu’à trois ou quatre ans pour les infirmières diplômées, et des mois pour faire venir du personnel formé à l’étranger et obtenir les titres de compétences appropriés.
Armstong a souligné que de nombreux travailleurs partent quand « les conditions de travail ne sont pas satisfaisantes ».
« Des conditions de travail attrayantes favorisent non seulement la satisfaction au travail et l’engagement, mais aussi la qualité des soins des résidents, en encourageant la continuité », a ajouté Armstrong.
Mettre l’accent mis sur les augmentations de salaire et les avantages sociaux, sur l’emploi à temps plein et permanent, sur les horaires prévisibles, sur les possibilités d’avancement et sur la sécurité sur le lieu de travail sont tous des éléments nécessaires, mais non suffisants, pour maintenir une main-d’œuvre stable.
« Les approches traditionnelles des questions relatives à la main-d’œuvre, bien que cruciales, sont insuffisantes. Elles reflètent une compréhension trop étroite de ce qui constitue un emploi satisfaisant et un bien-être accru pour le travailleur. Sans cet épanouissement et ce bien-être, nos efforts pour atteindre des taux de rétention plus élevés et des soins de meilleure qualité sont voués à être incomplets », a déclaré Armstrong.
Hugh Armstrong a fait part d’une rencontre ethnographique dans un foyer de l’Ontario : « Un préposé au ménage avait posé son balai et marchait lentement avec une résidente âgée pour se rendre au déjeuner, en bavardant en chemin. Au cours d’un entretien ultérieur, il nous a indiqué qu’on attendait de lui qu’il consacre environ 20 % de son temps à bavarder et à apprendre à mieux connaître ses pensionnaires. Ce jour-là, sa collègue de ménage s’est apparemment et automatiquement chargée de nettoyer la zone qui lui avait été attribuée. Au cours de cet épisode, nous avons constaté que la direction s’attendait à ce que les deux travailleurs agissent comme ils l’ont fait. Ces travailleurs et d’autres se connaissent et se soutiennent mutuellement. Cela a beaucoup moins de chances de se produire si certains travailleurs sont à temps partiel ou sous-traités ».
Armstrong a déclaré que les travailleurs du secteur des soins devraient disposer d’un espace facilement accessible où ils pourraient prendre des pauses. Des aliments nutritifs doivent être mis à leur disposition pendant leurs longues heures de travail. Ils ont besoin d’espace et de temps pour partager leurs expériences et leurs plaintes. Les décès de résidents doivent être observés avec respect, et un espace privé doit être mis à la disposition des membres de la famille pour qu’ils puissent être avec leur parenté vers la fin, et rencontrer les membres du personnel qui ont également besoin de temps et d’espace pour faire leur deuil. L’instauration d’un travail d’équipe efficace passe par l’instauration de la confiance ».
Armstrong a expliqué qu’il y a quelques années, la Suède et la Norvège ont mis en place des initiatives de confiance impliquant les travailleurs et les résidents. Ensemble, ils se sont engagés à organiser les aspects des soins qui réduisaient les exigences en matière d’exécution et de compte rendu des tâches détaillées et réglementées dans le temps.
« La confiance, cependant, prend du temps à se construire, et elle peut se heurter à des résistances si elle met trop l’accent sur la documentation de l’accomplissement des tâches, détournant ainsi l’attention des lourdes charges de travail », a déclaré Armstrong.
Armstrong a relevé de profondes difficultés liées à la résistance au changement systémique, à la menace des soins à but lucratif et les réduction de coûts, et à la réticence des gouvernements à s’engager dans des investissements à long terme.
« Le coût de l’inaction est bien plus élevé en termes de souffrance humaine et de fardeau sociétal. La mise en œuvre de stratégies efficaces de maintien en poste du personnel n’est pas facultative, mais une nécessité fondamentale pour garantir le droit de recevoir des soins de qualité et de procurer de la joie à tout le monde. »