Médicaments : le moment de s’émanciper du courtier ?
Publié avec la permission de l’auteur. Ce texte a été publié en premier lieu par IRIS.
Toutes les travailleuses et tous les travailleurs qui ont eu à négocier ou renégocier pour des assurances collectives savent que ces régimes connaissent des augmentations importantes qui peuvent remettre en question la pérennité de ces avantages sociaux. On reste dubitatif devant les augmentations proposées par l’assureur et on envisage de changer de compagnie, puis on s’aperçoit qu’on ne peut y échapper : les assurances privées coûtent cher. C’est le cas notamment de l’assurance médicaments. Pourtant, une lueur d’espoir est apparue à ceux et celles qui voudraient se débarrasser de leurs courtiers : une assurance médicaments entièrement publique pourrait bientôt voir le jour.
En effet, on s’attend à voir ressurgir cet automne le débat sur l’assurance médicaments au Canada. Deux visions s’opposent : celle d’un régime « universel » qui sert l’intérêt collectif et celle d’un régime « hybride » que défendent becs et ongles les compagnies d’assurances privées et l’industrie pharmaceutique. Depuis quelques années, le gouvernement libéral de Justin Trudeau a posé plusieurs gestes en faveur d’un nouveau régime d’assurance médicaments. Cet engagement figure de surcroît dans l’entente qu’il a signée avec le Nouveau parti démocratique (NPD) pour bénéficier de son soutien à la Chambre des communes. Bref, ça devrait être à l’ordre du jour cet automne. La question qui demeure est : quel type de régime sera privilégié ?
Un régime inhabituel et… inefficace
L’assurance maladie publique et universelle est l’une des politiques sociales phares du Canada. Hors du Québec, le medicare incarne carrément une part de l’identité canadienne. Or, fait particulier, le Canada est le seul pays « riche » doté d’une assurance-maladie qui n’inclut pas les médicaments. Dans ce domaine, l’approche canadienne repose en grande partie sur l’assurance privée et, comme chaque fois que des organisations à but lucratif s’invitent dans le financement de soins de santé, le résultat est foncièrement inefficace en plus d’être très coûteux. Le système de santé privé aux États-Unis est un fiasco colossal à tous les points de vue, notamment celui des coûts. Ce pays y consacre pratiquement deux fois plus de ressources que la moyenne des pays de l’OCDE. Au Canada, le régime d’assurance médicaments – contrairement à l’assurance-maladie – repose en grande partie sur le financement privé et c’est aussi, sans surprise, un fiasco.
Non seulement c’est au Canada qu’on trouve les médicaments les plus chers au monde après les États-Unis et la Suisse, mais près d’une personne sur cinq ne possède pas d’assurance médicaments couvrant le coût des médicaments d’ordonnance et près d’une personne sur dix affirme ne pas avoir respecté une prescription du médecin pour des raisons financières. Non seulement des personnes souffrent de cette situation, mais ce problème détériore l’état des patient·e·s et entraîne en aval des coûts supplémentaires de l’ordre d’un milliard de dollars pour les systèmes de santé au Canada. En santé comme en environnement, il y a des dépenses qu’on refuse de faire par manque de vision et qui finissent par nous coûter bien plus cher que si on avait agi tôt…
A priori, on peut donc se réjouir que le gouvernement fédéral reconnaisse la nécessité de réformer l’accès aux médicaments au Canada. Le problème est que les assureurs privés n’accepteront pas si facilement qu’on leur arrache des mains la poule aux œufs d’or. Ils vont l’agripper. Très fort. Et comme ces gens ont les moyens de se faire entendre, ils ont entrepris de battre en brèche toute initiative politique qui les exclurait du portrait.
Des arguments fallacieux
Les assureurs privés et l’entreprise pharmaceutique affirment entre autres que les coûts d’un régime universel public seraient prohibitifs, car ce que les adhérent·e·s des régimes privés et les entreprises qui y participent déboursent pour les assurances serait d’après eux tout simplement transféré à l’ensemble des contribuables. C’est inexact. Certes, par définition, une assurance universelle publique augmentera la part des dépenses publiques et réduira les dépenses privées dans le domaine des médicaments. Mais comme les dépenses administratives passeraient d’environ 14 % à 1 % – pensez à tous ces régimes à négocier qui disparaîtront des milieux de travail – et que le pouvoir de négociation de l’État sera considérablement accru, l’ensemble des dépenses pour des médicaments au Canada diminuera et se rapprochera de ce que les pays normaux déboursent pour les produits pharmaceutiques. Selon les calculs de la Commission Hoskins qui portait sur la mise en œuvre d’un régime public d’assurance médicaments au Canada, un tel régime réduirait le coût total des médicaments au Canada de cinq milliards de dollars par année; permettrait aux ménages d’économiser en moyenne 350 $; et permettrait aux employeurs qui offrent des assurances collectives de réduire leur coût de 750 $ en moyenne par employé·e. Donc, des économies majeures seront réalisées, mais le système sera aussi beaucoup plus efficace dans la mesure où l’accès sera beaucoup plus équitable qu’il ne l’est présentement.
Mais les assureurs privés n’évoquent pas seulement la question des coûts pour effrayer la population. Ils affirment qu’une assurance publique mettrait en péril l’accès de la population à des médicaments parce qu’elle limiterait le nombre de produits couverts par les assurances.
D’entrée de jeu, il faut reconnaître que rien ne met autant en péril l’accès aux médicaments que les augmentations excessives exigées par les compagnies d’assurance pour les régimes qu’elles offrent actuellement… Mais de façon plus cruciale encore, un régime universel public aurait précisément pour objectif de s’assurer que l’on rembourse uniquement les médicaments qui apportent une réelle avancée thérapeutique par rapport aux médicaments déjà existants. On estime que c’est le cas de seulement 10 % à 15 % des nouveaux médicaments mis en marché par l’industrie pharmaceutique. Pour leur part, les assureurs privés tendent à rembourser un peu n’importe quoi puisqu’ils n’ont pas de réels incitatifs ou bons mécanismes pour réduire les coûts. En somme, réduire le nombre de médicaments remboursés grâce à un régime public transparent est un moyen de lutter contre les manœuvres des départements de marketing des entreprises pharmaceutiques. C’est un outil formidable et certainement pas un problème.
L’anti-modèle québécois
Comme le Québec possède déjà son propre régime hybride (privé-public), le débat sur l’assurance médicaments suscite ici moins d’attention. Pire, les fois où cet enjeu a été abordé, le gouvernement caquiste s’est borné à y voir une menace d’intrusion du gouvernement fédéral dans un champ de compétence provincial. Est-ce que le gouvernement Legault faisait cyniquement appel à la fibre nationaliste pour éviter une réflexion qui menacerait les intérêts du monde des affaires ? Ou ignore-t-il purement et simplement les avantages financiers considérables dont pourraient bénéficier les ménages québécois avec un régime universel public ? Difficile de répondre à cette question puisque dans la province de François Legault, la finesse d’esprit occupe actuellement l’espace qu’on l’imaginerait avoir dans un gouvernement que dirigerait « l’homme d’affaires » Elvis Gratton…
Le régime général d’assurance médicaments entré en vigueur au Québec en 1997 a permis d’étendre la couverture à tous les citoyens et toutes les citoyennes. À l’origine, on pouvait donc y voir une avancée. Mais l’approche hybride québécoise a fait exploser les coûts pour les ménages et les employeurs. Aujourd’hui, les Québécois·es dépensent plus de 100$ par personne de plus que les Canadien·ne·s pour leurs médicaments, alors que ceux-ci dépensent déjà des centaines de dollars de plus que dans les pays qui ont une couverture publique universelle.
Pas étonnant donc que les compagnies d’assurance proposent désormais au gouvernement canadien de s’inspirer du modèle québécois. Une telle politique ferait gonfler davantage le prix des médicaments au Canada au profit du secteur privé.
Le Québec a beau somnoler au sujet des coûts inutilement élevés qu’il paie pour ses médicaments prescrits, la bataille aura lieu dans le ROC. Il devrait saisir cette occasion pour migrer vers un système universel public.
Guillaume Hébert est chercheur à l’IRIS depuis 2006. Il a publié une quarantaine de rapports de recherche portant notamment sur les politiques publiques en santé et services sociaux au Québec (la rémunération médicale, les services à domicile, l’industrie pharmaceutique, l’assurance-médicament, la privatisation, les PPP, la gouvernance entrepreneuriale, le financement à l’activité, les organismes communautaires, la santé et sécurité au travail). Il a également publié sur les finances publiques et la fiscalité québécoises, sur différents enjeux liés au logement, ainsi que sur l’organisation du travail (les ordres professionnels, les coopératives, le capitalisme de plateforme, etc.). Il détient une maîtrise en science politique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et a étudié à la Universidad del Salvador de Buenos Aires (Argentine) et la Pontifícia Universidade Católica de São Paulo (Brésil).