« Les conditions de travail sont les conditions de soins », affirme Pat Armstrong
Pat Armstrong figure parmi les vedettes de la santé publique au Canada. Après avoir formé de nombreux spécialistes de la santé publique, la professeure émérite poursuit son travail en publiant des livres et en donnant des conférences publiques. Elle a reçu des distinctions bien méritées, comme le Prix du leadership en promotion de la recherche de Recherche Canada, pour son engagement exceptionnel dans la défense des intérêts des patients et l’avancement de la recherche en matière de soins de santé.
Mme Armstrong siège au conseil d’administration de la Coalition canadienne de la santé et est coautrice ou éditrice d’un nombre impressionnant d’ouvrages sur les soins de santé. Son dernier livre, Unpaid Work in Nursing Homes : Flexible Boundaries (Policy Press, 2023), suit les travailleurs non rémunérés dans les établissements de soins de longue durée au Canada et dans cinq autres pays.
Ses autres publications comprennent Exposing Privatization: Women and Health Care Reform in Canada, Caring For/Caring About: Women, Home Care and Unpaid Caregiving, Heal Thyself: Managing Health Care Reform et Wasting Away: The Undermining of Canadian Health Care.
Farhiya Mohamed a récemment complété le programme Policy Youth Fellowship au sein de la Coalition canadienne de la santé par l’intermédiaire de l’Alliance urbaine pour les relations interraciales. Avant de commencer sa maîtrise en politique de santé à l’Université York, Mme Mohamed a eu l’occasion d’interviewer Pat Armstrong, célèbre professeure de l’Université York, sur le travail de soins au Canada.
Vos recherches ont porté sur un large éventail de sujets en sociologie, notamment le genre, le travail, les soins de santé et les relations professionnelles. Pourriez-vous préciser les thèmes généraux qui ont guidé votre travail et les liens que vous avez identifiés entre ces domaines?
Mme Armstrong : Je dois d’abord préciser que la quasi-totalité de mon travail a été collectif et qu’il a été réalisé en partenariat avec des organisations étudiantes, des syndicats, des groupes communautaires et parfois des gouvernements. Étant donné que je considère mon travail comme collectif, ma réponse à votre question porte principalement sur notre travail, qui comprend de nombreux « nous » différents.
À l’Université de Toronto, dans les années 1960, la première année du programme de spécialisation en sciences sociales et humaines exigeait des étudiant(e)s qu’ils suivent une grande variété de cours, établissant des liens entre la politique, l’économie, la psychologie, la sociologie et l’histoire. En deuxième année, la sociologie était le seul programme qui continuait à offrir un tel éventail de cours connexes, jetant les bases de l’économie politique qui guide tous nos travaux.
C’est ce type de liens qui était à la base de notre politique étudiante de l’époque, des liens qui ont fourni un cadre à nos efforts en matière de justice sociale et d’équité en général, et en particulier en matière d’accès, de gouvernance et de questions relatives aux femmes. Parallèlement, nous avons contribué à l’organisation du premier syndicat sur le campus de l’Université de Toronto — une stratégie qui nous a permis de dépasser le contexte du campus et de nous intéresser aux relations de travail.
Fournir des preuves pour passer à l’action était au cœur du travail que nous faisions dans les diverses organisations étudiantes qui m’employaient, en particulier des preuves qui comblaient les lacunes de la recherche sur le Canada. Le programme d’études canadiennes de l’Université Carleton, alors tout nouveau, nous a permis de poursuivre ce type de recherche.
Mon mémoire de maîtrise, publié en 1978 sous le titre The Double Ghetto : Canadian Women and Their Segregated Work, exposait bon nombre des grands thèmes que l’on retrouve dans nos travaux depuis lors. L’économie politique encadrait l’analyse et l’histoire, le contexte et les preuves étaient considérés comme essentiels pour comprendre les structures, les forces politiques et les idées qui ont façonné les inégalités dans le travail rémunéré et non rémunéré des femmes.
C’est le travail des femmes, ainsi que la jambe cassée de notre fille, qui nous ont amenés aux soins de santé, où une femme sur cinq ayant un emploi rémunéré travaille, et où au moins autant de femmes effectuent des tâches non rémunérées. Nous avons rapidement appris à connaître l’économie politique spécifique de la santé et des soins, en reconnaissant l’importance du contexte et des structures. Nous avons commencé par les hôpitaux, puis nous sommes passés, avec d’autres, aux soins à domicile et, plus récemment, aux soins de longue durée, en nous intéressant particulièrement à la propriété et à l’accès, ainsi qu’aux conditions de travail et de soins. Et bien sûr, nous nous sommes toujours préoccupés de l’équité et de l’égalité des sexes.
Dans le cadre de vos recherches approfondies sur les personnes qui offrent des soins et les soins de santé, vous avez abordé les défis auxquels sont confrontés les soignant(e)s, en particulier les femmes. Comment pensez-vous que vos résultats influencent à la fois l’élaboration des politiques et les perceptions sociétales des rôles des soignant(e)s? Vos recherches s’intéressent souvent aux expériences des populations marginalisées et vulnérables, en sensibilisant la population à leur situation. Pourriez-vous nous citer un exemple précis où vos travaux ont conduit à des changements de politique ou à des améliorations pratiques qui ont directement profité aux communautés?
Mme Armstrong : L’impact de la plupart des recherches est difficile à déterminer. Il est rarement isolé. Beaucoup de choses dépendent du contexte et des partenaires du travail, de qui et de quoi est impliqué. Par exemple, nos recherches sur le travail des femmes dans le secteur de la santé ont eu un impact sur l’équité salariale, cet impact a été possible parce que beaucoup d’autres personnes se battaient pour résoudre cet enjeu et exigeaient des changements. Les recherches menées par Women and Health Care Reform, un groupe que j’ai présidé pendant plus de dix ans, ont donné lieu à une section spéciale sur le genre dans le rapport fédéral de Postl sur les temps d’attente. Notre livret — disponible gratuitement en version électronique ou papier — sur une variété de sujets allant des soins à domicile aux réponses aux catastrophes a été utilisé comme modèle par l’Organisation panaméricaine de la santé, entre autres. Le financement du groupe provenait du gouvernement fédéral, ce qui nous a permis d’avoir accès aux décideurs, et nos années de travail en commun nous ont permis de disposer des données et des analyses nécessaires pour répondre rapidement aux questions qui se posaient.
Nos recherches sur les soins de longue durée ont eu un impact pendant la pandémie parce que l’attention s’est focalisée sur la catastrophe qui est survenue et parce qu’elles ont été menées en partenariat avec des syndicats et un groupe d’employeurs qui s’en sont servis pour appuyer leurs revendications. Le Centre canadien de politiques alternatives a publié une grande partie de nos travaux, les rendant ainsi accessibles à un large éventail de groupes. Les coalitions de la santé ont également largement diffusé nos travaux. Je pense souvent à Bob White, le dirigeant syndical qui a dit que ce qui compte, ce n’est pas seulement la force de votre argument, mais aussi la force qui se cache derrière votre argument.
En ce qui concerne plus particulièrement les soins prodigués par les femmes, les preuves recueillies pour donner de la visibilité aux soins prodigués et valoriser les compétences, les efforts, les responsabilités et les conditions de travail ont été essentielles pour obtenir des avancées majeures pour les femmes, mais nous n’avons pas été les seuls à faire ce travail. Tous ces éléments ont joué un rôle important dans la comptabilisation du travail non rémunéré dans les statistiques du Canada et dans l’obtention d’un certain soutien financier pour les personnes qui effectuent ce travail. Les preuves ont également joué un rôle central dans les gains salariaux importants obtenus par les travailleurs et travailleuses de la santé, y compris les sages-femmes et un grand nombre des femmes les moins bien rémunérées. Je les ai utilisées dans des rapports d’experts pour ces cas, mais beaucoup d’autres l’ont fait aussi. Et ce sont les voix de ceux et celles qui font réellement le travail — souvent les plus marginalisés — qui fournissent la base factuelle de cette recherche.
Votre citation, « les conditions de travail sont les conditions de soins », est souvent citée, même par le premier ministre. Pouvez-vous l’expliquer?
Mme Armstrong : C’est assez simple, en fait, et c’est peut-être la raison pour laquelle cela a pris de l’ampleur. Dans une certaine mesure, il s’agit d’une réponse à l’attention croissante portée aux patients et aux résidents, qui a laissé de côté les personnes qui fournissent les soins. Sans condition appropriée, il est très difficile de fournir des soins adéquats, même si la personne est plus que dévouée. Les conditions déterminent également quels types de soins sont fournis par qui, combien et avec quelles compétences. Le droit de fournir des soins de qualité et de recevoir de tels soins dépend des conditions dans lesquelles les soins sont fournis. Les conditions de travail sont donc les conditions de soins.
Vos recherches ont principalement porté sur le système de santé canadien, mettant en lumière des questions liées à la privatisation, au vieillissement des populations et à l’expérience des travailleurs et travailleuses de la santé. Pourriez-vous nous faire part de vos réflexions sur les défis les plus pressants auxquels est confronté le système de santé canadien aujourd’hui, et sur les moyens potentiels de les relever?
Mme Armstrong : Il y en a tellement. Mais l’un des principaux défis consiste à s’assurer que nous comprenons tous que les soins de santé sont un droit partagé et une responsabilité collective. Nous devons célébrer ce qui fonctionne et ce qui fonctionne bien, ainsi que les possibilités d’innovation dans un système public. Pour ce faire, il faut également lutter contre les profiteurs.
Ceux qui cherchent à saper le système public de santé, un groupe qui comprend de nombreux politiciens, des entreprises et certains professionnels, utilisent deux stratégies principales. Premièrement, ils ne cessent d’affirmer que le système public ne fonctionne pas — en mettant en avant de multiples échecs — alors même qu’ils introduisent des stratégies qui rendent plus difficile le fonctionnement du système public. Deuxièmement, ils affirment que nous devons confier une plus grande partie des soins de santé au « secteur privé », alors ils le réparent grâce à leurs approches novatrices et efficaces. Ce faisant, ils affirment qu’une grande partie du système est déjà privée, supposant qu’il n’y a pas de problème à en confier une plus grande partie au secteur privé. Pourtant, ils brouillent les lignes de démarcation entre les prestations privées et les paiements publics. Ils brouillent également les frontières entre les pratiques privées qui ne font pas de profit et celles qui en font, et entre les propriétaires à but non lucratif et à but lucratif, en ignorant les preuves concernant les soins à but lucratif. Ce n’est pas seulement contre la privatisation, mais aussi contre la rentabilisation que nous devons lutter.
Le travail d’une femme n’est jamais terminé.
Tracy Glynn is the National Director of Projects and Operations for the Canadian Health Coalition