La coroner Géhane Kamel réclame la « déprivatisation du système » au Québec
Le Québec est la seule juridiction au Canada qui a ouvert une enquête officielle avec témoignage public sur ce qui s’est passé dans les résidences pour aînés, les centres d’hébergement de longue durée (CHSLD). 220 personnes y ont témoigné.
« Les CHSLD privés sont malheureusement une solution non viable si on veut offrir une qualité de soins digne de ce que les personnes âgées méritent », écrit Mme Kamel dans son rapport sur les nombreux décès survenus dans les résidences pour aînés au début de la pandémie.
Il y a trois sortes de CHSLD au Québec : ceux qui sont entièrement administrés par le secteur public; ceux qui sont privés conventionnés, c’est-à-dire privés en partenariat avec le secteur public; et ceux qui sont entièrement privés et non conventionnés. Le tout est administré à travers le Québec par 95 centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS).
La critique de la coroner Kamel rejoint les préoccupations de la Coalition canadienne de la santé. « Les personnes âgées partout au Canada méritent l’égalité d’accès à des soins de qualité et à des conditions de travail de qualité », souligne Pauline Worsfold, IA et présidente de la Coalition. « Il faut que le gouvernement aille de l’avant et élabore des normes nationales et coercitives grâce à une loi sur les soins de longue durée sécuritaires, y compris éliminer les entreprises à but lucratif du secteur des soins de longue durée. »
« Les personnes âgées partout au Canada méritent l’égalité d’accès à des soins de qualité et à des conditions de travail de qualité »
PAULINE WORSFOLD, IA ET PRÉSIDENTE DE LA COALITION CANADIENNE DE LA SANTÉ
La coroner Kamel, qui est avocate de formation (les coroners au Québec peuvent être des avocats, notaires ou médecins), parle des CHSLD entièrement privés, comme le CHSLD Herron, à Dorval, en banlieue de Montréal, où 47 personnes sont mortes, souvent dans des conditions de négligence totale.
« La crise de la COVID-19 met en lumière des décennies de politiques publiques perçues comme un échec en ce qui a trait aux CHSLD, un fait déjà connu », a écrit Mme Kamel dans son rapport qui s’étire sur plus de 200 pages.
Les audiences ont fait état de personnel inadéquat, de politiques médiocres pour le contrôle des infections, de familles à qui on a interdit de voir leurs proches durant plusieurs jours, voire des semaines lors de l’éclosion, et de résidents mal nourris et négligés dans des maisons de santé qui ont été décrites comme de « zones de guerre ».
Dans son rapport, elle note que le taux de mortalité y a été plus élevé, et qu’ils manquent encore plus de personnel que dans les autres établissements. Ils sont, écrit-elle, l’un des « angles morts importants de cette crise ».
Les principaux intéressés sont d’accord avec ce point de vue. L’Association des établissements de longue durée du Québec, qui représente la majorité des 40 CHSLD privés de la province, avait d’ailleurs plaidé pour un tel changement lors de son passage devant la coroner en novembre dernier.
À l’exception de certaines mauvaises décisions prises par le gouvernement, c’est d’abord l’échec d’un système qui est constaté dans le rapport.
4 836 personnes sont décédées de la COVID-19 dans les milieux réservés aux aînés durant la pandémie; 3 675 d’entre eux étaient hébergés en CHSLD.
Le rapport de la coroner contient un total de 23 recommandations à l’intention du gouvernement du Québec : (10), du ministère de la Santé (8), des Centres intégrés de santé et de services sociaux (4) et du Collège des médecins (1).
Invité à réagir, le ministre de la Santé, Christian Dubé, a dit lundi qu’il n’avait pas encore lu le rapport et qu’il préférait donc attendre avant de le commenter dans le détail. Il a toutefois indiqué que le gouvernement était dans l’ensemble « à l’aise » avec les recommandations de la coroner Kamel.
LES 23 RECOMMANDATIONS DU RAPPORT DE LA CORONER KAMEL selon Le Devoir (mardi, 17 mai, 2022, Pg A-3)
Que le gouvernement du Québec :
- revoie le rôle du directeur national de santé publique afin que ses fonctions soient exercées en toute indépendance et sans contrainte politique;
- évalue la possibilité de mettre en place un service civique volontaire d’urgence qui serait chapeauté par le ministère de la Sécurité publique, tout comme cela se voit parfois en cas de catastrophe naturelle;
- revoie rapidement l’offre de service de nos aînés, en convertissant tous les CHSLD privés en CHSLD privés conventionnés;
- augmente l’offre de service pour le maintien à domicile de nos aînés;
- s’assure d’une politique inclusive en temps de crise pour permettre qu’au moins deux proches aidants puissent visiter la personne hébergée de façon sécuritaire;
- implante des ratios sécuritaires professionnels en soins/résidents dans les CHSLD;
- rehausse, lorsque requis, le nombre de gestionnaires en CHSLD pour s’assurer de couvrir tous les quarts de travail (pouvoirs délégués de soir et de nuit);
- prévoie des discussions avec les instances syndicales afin de revoir ou d’ajouter, le cas échéant, des clauses de convention collective permettant une disponibilité et un délestage accrus du personnel lors d’une urgence sanitaire;
- planifie les nouvelles infrastructures ou les rénovations des milieux d’hébergement en s’assurant que les milieux puissent répondre aux exigences requises en matière de soins de santé notamment en temps de crise sanitaire;
- s’assure que les milieux d’hébergement puissent offrir des chambres individuelles aux résidents.
Que le ministère de la Santé et des Services sociaux :
- introduise le principe de précaution au centre de toute démarche d’évaluation et de gestion des risques;
- assure une plus grande imputabilité des gestionnaires des CISSS / CIUSSS et du MSSS quant aux soins prodigués aux personnes âgées en perte d’autonomie par le suivi d’indicateurs et une obligation d’intervention en cas de problèmes dans la qualité des soins;
- s’assure de maintenir en tout temps l’approvisionnement nécessaire en équipements de protection en plus de prévoir des réserves pour subvenir aux besoins en cas de crise;
- définisse quels soins de confort les installations en CHSLD doivent minimalement être en mesure d’offrir;
- établisse un plan national afin de doter tous les CHSLD des équipements nécessaires pour donner ces soins;
- revoie les formations techniques afin que les infirmières en CHSLD et, le cas échéant, les infirmières auxiliaires soient en mesure d’effectuer les techniques nécessaires aux soins de base (soins respiratoires, accès veineux et sous-cutanés, utilisation des pompes volumétriques, etc.);
- développe un outil avec des mises en situation afin que les résidents et/ou leurs tuteurs puissent bien comprendre les implications d’un choix de niveau de soins;
- assure une gestion dans les CHSLD qui réunisse un gestionnaire responsable, une direction des soins infirmiers et une direction médicale.
Que les CISSS et CIUSSS :
- assurent dans les CHSLD la présence suffisante d’infirmières spécialisées en PCI afin que celles-ci puissent être présentes dans les opérations quotidiennes et qu’ils en assurent la pérennité;
- s’assurent de planifier des simulations en lien avec les plans de pandémie de manière triennale;
- offrent de la formation quant à la tenue des dossiers médicaux et fassent des suivis périodiques;
- s’assurent de l’encadrement nécessaire justifiant le recours aux protocoles de détresse et à la sédation palliative dans un contexte de soins aigus.
Que le Collège des médecins du Québec :
- revoie les pratiques médicales individuelles des médecins traitants des CHSLD Herron, des Moulins et Sainte-Dorothée, notamment quant à leur décision de poursuivre les soins en téléconsultation malgré le besoin de soutien et le très grand nombre de décès.