Malgré des rendements supérieurs, Héma-Québec subit des pressions pour passer à la collecte privée de plasma à but lucratif au Québec
Le Canada semble être sur le point de conclure des accords pour autoriser la vente et l’achat de plasma par le secteur privé à but lucratif. Des pressions internes semblent se faire sentir au sein d’Héma-Québec aussi. Un possible accord est en cours derrière des portes closes à la Société canadienne du sang (SCS), et potentiellement à Héma-Québec aussi, même si Héma-Québec a eu beaucoup plus de succès que la Société canadienne du sang pour établir une capacité de collecte de plasma à but non lucratif.
« Pourquoi la Société canadienne du sang a-t-elle recours à un système de collecte massive de plasma rémunéré avec l’aide de l’« agent » à but lucratif Grifols pour améliorer l’autosuffisance en plasma, alors que celle du Québec a doublé dans le même laps de temps grâce aux dons volontaires? »
Dre MICHÈLE BRILL-EDWARDS, MEMBRE DU CONSEIL D’ADMINISTRATION DE LA COALITION CANADIENNE DE LA SANTÉ
La Société canadienne du sang a publié un communiqué intitulé « Réponse à l’intérêt du public pour nos activités liées au plasma », qui est très vague, avant d’admettre qu’elle est « en discussion permanente avec l’industrie commerciale du plasma ». La SCS a également mis en évidence une faille peu connue dans l’interdiction du plasma rémunéré en Ontario et en Colombie-Britannique. L’exemption permet la collecte de plasma rémunéré par la SCS et son « agent », comme un géant corporatif, par exemple Grifols.
« La SCS est donc la clé d’entrée de l’industrie du plasma rémunéré en Ontario et en Colombie-Britannique, où elle est « interdite » par la loi », déclare la présidente de la Coalition canadienne de la santé, Pauline Worsfold, inf. « Qui aurait pu penser que la SCS, l’organisme de bienfaisance qui devrait gérer et protéger le système volontaire, faciliterait un système à but lucratif. Incroyable, et tout cela s’est fait en catimini ».
Dans ce contexte, et malgré le succès du modèle de collecte à but non lucratif d’Héma-Québec, il est surprenant de constater que, cette semaine, un membre du comité de sécurité d’Héma-Québec a déclaré à la Coalition canadienne de la santé que des pressions s’exercent de plus en plus au sein d’Héma-Québec pour qu’elle suive l’exemple de la SCS et s’oriente vers la collecte privée de plasma à but lucratif. La collecte privée de plasma à but lucratif ne nécessiterait rien de moins qu’une modification du Code civil du Québec, qui interdit actuellement l’échange commercial de produits du corps humain, ce que, selon certains acteurs d’Héma-Québec réclament.
Deux nouveaux organismes de sang ont été créés à la suite du scandale du sang contaminé des années 1980 et 1990, lorsque la Croix-Rouge canadienne a été dépouillée de ses services de sang en 1998.
Le Québec a son propre organisme du sang et du plasma, Héma-Québec, qui appartient au ministère de la Santé du Québec. (Le reste du Canada a son propre organisme provincial et territorial indépendant, un organisme de bienfaisance national, la Société canadienne du sang). Héma-Québec a connu une augmentation impressionnante de son autosuffisance en plasma depuis 2016, lorsque les deux organismes se sont engagés à augmenter leur capacité de collecte volontaire de plasma.
« En tant que Canadien.ne.s, nous devons remettre en question les affirmations de la SCS », déclare la Dre Michèle Brill-Edwards, membre du conseil d’administration de la Coalition canadienne de la santé, et experte en sécurité sanitaire. « Pourquoi la Société canadienne du sang a-t-elle recours à un système de collecte massive de plasma rémunéré avec l’aide de l’« agent » à but lucratif Grifols pour améliorer l’autosuffisance en plasma, alors que celle du Québec a doublé dans le même laps de temps grâce aux dons volontaires? »
Le Québec a interdit le plasma rémunéré à but lucratif en 1994, avant que le rapport d’enquête de la Commission Krever ne soit rendu public, faisant du Québec un leader dans le domaine.
Comme le Québec, d’autres pays améliorent leur autosuffisance en plasma en utilisant uniquement les dons volontaires, comme l’Australie qui en est à 60 %. En Europe, la plupart des pays tentent de faire de même, à l’exception de l’Allemagne, de l’Autriche, de la Hongrie et de la République tchèque, qui autorisent la collecte privée de plasma à but lucratif.
L’industrie du plasma représente 20 milliards de dollars, et les produits du plasma sont incroyablement lucratifs. Mais se fier au plasma privé à but lucratif fourni par des sociétés principalement basées aux États-Unis est synonyme de problèmes potentiels, comme les restrictions sur les exportations de produits médicaux pendant la pandémie de la COVID, lorsque le président Trump a interdit l’exportation de masques et de vaccins.
Selon son site Web, Héma-Québec exploite 13 « salons de donneurs de plasma » qui offrent un service personnalisé, destiné à rendre l’expérience du don de plasma aussi agréable que possible.
Les salons de donneurs expliquent peut-être en partie pourquoi le Québec semble mieux réussir à collecter du plasma en utilisant une stratégie à but non lucratif basée sur le don volontaire que la Société canadienne du sang, beaucoup plus importante.
Dans son rapport général annuel 2020-2021, Anne Bourhis, présidente du conseil d’administration, et Nathalie Fagnan, présidente et chef de la direction d’Héma-Québec, ont déclaré ce qui suit :
« L’autosuffisance du Québec en matière d’approvisionnement et de traitement des produits tissulaires humains fabriqués à partir du plasma est une nécessité. »
Bien que le Québec ne soit pas autosuffisant en matière de plasma, il a fait de bien meilleurs progrès vers l’autosuffisance non commerciale à but non lucratif que la Société canadienne du sang.
Selon les rapports généraux annuels d’Héma Québec, le Québec a doublé son autosuffisance, atteignant son objectif actuel d’environ 30 % d’autosuffisance pour les immunoglobulines, le produit clé dérivé du plasma, contre 17 % depuis 2015-16, date à laquelle il a ouvert trois nouveaux centres de collecte volontaire de plasma. Contrairement au succès du modèle québécois, la Société canadienne du sang cite un taux d’autosuffisance de 13 % en 2022, malgré un objectif d’amélioration de l’autosuffisance annoncé à plusieurs reprises en 2016, alors qu’il était de 15 %. La SCS a annoncé l’ouverture de cinq nouveaux centres spécifiquement destinés à la collecte de plasma en 2020-21, et la mise en service de six autres centres d’ici 2024.
Héma-Québec livre annuellement aux hôpitaux québécois plus de 800 000 produits biologiques d’origine humaine provenant de 200 000 donneur.euse.s et de milliers de bénévoles sur les sites de collecte de sang. Héma-Québec recueille et livre du sang, du plasma, du sang de cordon, des cellules souches, des tissus humains destinés à la transplantation et du lait maternel pour les nouveau-nés prématurés.
Selon le journalisme de la regrettée Ann Kingston dans le magazine Maclean’s, « En janvier 2017, la SCS a annoncé une stratégie de sept ans et de 855 millions de dollars visant à faire passer l’autosuffisance du Canada en plasma de 17 % à 50 %; cela nécessiterait pas moins de 40 nouveaux sites de collecte de plasma recueillant plus de 600 000 litres de plasma par an d’ici 2024 et “plus de 144 000 nouveaux donneur.euse.s de plasma” par an. »
La SCS n’a manifestement pas réussi à atteindre cet objectif, elle a même reculé et semble prête à confier la collecte de plasma au Canada à des sociétés privées à but lucratif très rentables, comme Grifols.
Il est ironique que la pression en faveur de la privatisation et du plasma à but lucratif se produise au moment où la SCS a reçu 20 millions de dollars supplémentaires en fonds fédéraux pour l’infrastructure afin de l’aider à construire 11 centres de collecte de plasma.
Les Canadien.ne.s et les Québécois.e.s méritent de savoir exactement ce qui se passe avec l’approvisionnement en sang et en plasma au Québec et au Canada, et pourquoi les sociétés privées à but lucratif semblent faire des percées dans ce qui est considéré par de nombreux donneur.euse.s comme une confiance sacrée basée sur des dons altruistes et non rémunérés.
Contexte
Au cours des années 1990, le rôle central de la Croix-Rouge canadienne dans le système canadien de dons de sang volontaires a fait l’objet de critiques virulentes pour son manque de diligence à l’égard des agents pathogènes présents dans l’approvisionnement en sang.
En 1993, le gouvernement fédéral a créé la Commission d’enquête sur l’approvisionnement en sang au Canada (connue sous le nom d’enquête Krever, du nom de son président, le juge Horace Krever).
L’enquête Krever a révélé les échecs systémiques de la Croix-Rouge, de Santé Canada et des gouvernements fédéral et provinciaux à protéger l’approvisionnement en sang des Canadien.ne.s contre le sang et les produits sanguins contaminés.
Le rapport de la Commission Krever a été publié en 1997 et a conduit à la création de deux organismes indépendants à but non lucratif qui ont pris en charge la gestion du système canadien d’approvisionnement en sang : la Société canadienne du sang et Héma-Québec.
Le gouvernement canadien a interdit à la Croix-Rouge canadienne d’avoir quoi que ce soit à voir avec le système du sang.
Voici comment la Croix-Rouge aborde son rôle dans ce que l’on appelle le « scandale du sang contaminé » sur son site Web :
« La Croix-Rouge reconnaît avec une profonde tristesse que des personnes ont été infectées par du sang contaminé dans les années 1980 et regrette profondément de ne pas avoir élaboré et adopté plus rapidement des mesures visant à réduire le risque d’infection. Nous avons fait partie d’un système qui a échoué et nous sommes vraiment désolés de ce qui s’est passé. Nos pensées continuent d’accompagner les personnes touchées et leurs familles. »
Trente mille Canadien.ne.s ont été infectés par le VIH et l’hépatite C à cause du sang et des produits sanguins contaminés. On estime que plus de 8 000 Canadien.ne.s en mourront directement. Ce scandale a laissé une profonde cicatrice dans la psyché des Canadien.ne.s et des Québécois.e.s, et a conduit, entre autres, à la fondation de BloodWatch, une organisation à but non lucratif qui défend la sécurité du sang et du plasma.