« Les risques du privé en santé : la prudence est de mise » selon le Dr Réjean Hébert, ex-ministre de la Santé du Québec
Réjean Hébert est professeur titulaire au Département d’administration de la santé de l’École de santé publique de l’Université de Sherbrooke depuis 2014.
Il a été élu député pour le Parti québécois en septembre 2012 et nommé ensuite ministre de la Santé et des Services sociaux ainsi que des Aînés, la même année. Il s’est présenté pour le Parti libéral du Canada en 2019 dans la circonscription de Longueuil—Saint-Hubert, mais a perdu ses élections.
Il a rédigé un article qui est paru dans le Soleil de Québec le 11 avril 2022 pour mettre en contexte le souhait du gouvernement Legault d’augmenter la contribution du privé afin d’augmenter la capacité du réseau et réduire les listes d’attente pour les chirurgies causées par la pandémie.
Voici le lien vers l’article au complet
Dans son article du Soleil, M. Hébert fait une différence entre deux types de privatisations : celle du financement et celle de la prestation de services.
Réjean Hébert
l’Université de Sherbrooke
« Le financement public est une des caractéristiques fondamentales de la Loi canadienne sur la santé. Elle ne concerne toutefois que les soins hospitaliers et médicaux. C’est ainsi que depuis son adoption, le financement public ne couvre que 70 % des dépenses de santé au Canada.
Ceci représente une proportion moindre que la moyenne des pays industrialisés (74 %) et bien en dessous des pays scandinaves, de l’Europe continentale et du Japon (78 à 86 %).
Au Canada, les soins dentaires et optométriques, les médicaments, les services psychologiques et de réadaptation, en dehors des établissements, ne sont pas couverts par le financement public. Même chose pour la majorité des soins et services à domicile.
La balance de 30 % en financement privé au Canada est assumée par des assurances, et par les déboursés des usagers dans des proportions similaires. Ce pourcentage est stable et n’a pas augmenté au cours des cinquante dernières années.
Le Canada consacre 7,6 % de son produit intérieur brut (PIB) au financement public des services de santé et arrive au 12e rang des pays industrialisés.
Le Japon, ainsi que les pays européens et scandinaves consacrent beaucoup plus de leur richesse collective à la santé (8 à 10 %).
Le Québec est aussi la province canadienne qui, bon an mal an, investit le moins en santé.
Même si les ténors de la droite affirment souvent le contraire, le financement public de la santé est loin d’être à la hauteur des provinces et pays auxquels on compare souvent notre performance.
Pour rejoindre la moyenne canadienne, le Québec devrait investir un milliard de dollars de plus par année.
Et pour que le Canada rejoigne le financement public de la France, par exemple, il lui faudrait injecter 34 milliards de dollars de plus annuellement.
Ensuite, il y a la prestation, c’est-à-dire la fourniture de services. Dans ce domaine, il n’y a pas de données disponibles pour comparer le Canada aux autres pays.
Pour les soins hospitaliers et d’hébergement, ce sont surtout des établissements publics, à l’exception de quelques cliniques de chirurgie et de quelques dizaines de CHSLD privés.
Un financement privé peut intervenir à la marge pour certains services comme l’accès à une chambre en occupation simple ou double dans les hôpitaux. Plusieurs prestataires privés sont entièrement financés par l’État, notamment les cliniques médicales et radiologiques. Dans le soutien à domicile, une faible partie du financement est public avec des prestataires publics (CLSC) ou privés, qu’ils soient à but lucratif (ex. : résidences pour aînés, agences) ou sans but lucratif (ex. : entreprises d’économie sociale d’aide à domicile ou organismes communautaires).
Enfin, le financement privé est surtout appliqué aux prestataires privés, comme pour les soins dentaires et optométriques, ainsi que les services d’un psychologue, d’un kinésiologue ou d’un professionnel de la réadaptation.
Les médicaments en dehors des établissements représentent un cas plus complexe avec le régime d’assurance mis en place au Québec en 1997. La prestation est privée et offerte par les pharmaciens communautaires. Le financement est soit privé, pour 55 % de la population qui cotise à des assurances collectives, soit public pour les personnes aînées, celles recevant de l’aide sociale ou les travailleuses et travailleurs autonomes. Une contribution privée est habituellement aussi exigée.
Dans une analyse de toutes les études réalisées sur cette question, Devereaux et ses collègues ont plutôt démontré que les établissements privés présentent un taux de mortalité plus faible (2 %), mais significativement supérieur aux hôpitaux publics. Les établissements privés entraînent des coûts significativement plus élevés (19 % en moyenne) que les établissements publics, profit oblige.
Des données québécoises, documentant l’expérience de la Clinique Rockland, arrivaient à des résultats contraires pour les coûts, mais les propriétaires de la clinique n’ont pas considéré que leurs patients sont fort différents de ceux recevant des soins à l’hôpital : plus jeunes, moins de maladies concomitantes et conditions moins complexes. Dans les comparaisons d’efficience, soulignons aussi que les établissements publics ont souvent des programmes opératoires perturbés par la survenue de cas urgents et imprévus. Ils doivent aussi assumer les soins requis lors d’éventuelles complications survenues chez les personnes opérées au privé.
Il est cependant impératif de rattraper le retard induit par la pandémie. La contribution du privé, même plus coûteuse, pourrait être utile. Il y a cependant des risques qu’il faut prévoir et mitiger. La croissance d’un réseau privé parallèle pourrait drainer les ressources humaines déjà critiques des établissements publics et amplifier la pénurie de personnel. Cela pourrait entraîner une diminution de la capacité chirurgicale du réseau public. L’effet net serait à la limite un transfert du public vers le privé, sans diminution nette des temps d’attente. Ensuite, le privé pourrait s’intéresser aux cas plus simples et aux patients plus jeunes, laissant les personnes aînées ou les cas complexes sur les listes d’attente des hôpitaux publics. Cette situation pourrait ainsi donner à certaines personnes le privilège de couper indûment la file d’attente. Enfin, comme il y a un profit à la carte, certains médecins pourraient être tentés de privilégier leur clinique privée au détriment de l’établissement public, tant pour leur disponibilité que pour la référence des patients. On a déjà observé ce phénomène pour la radiologie, notamment.
Aux ardents partisans du privé en santé, je rappellerais en terminant que lors de la pandémie, le privé n’a pas démontré sa supériorité, loin de là. Rappelons-nous des catastrophes dans certains CHLSD privés, de l’impuissance des résidences pour aînés et de leur appel à la rescousse au réseau public, ou encore de la contribution du personnel des agences privées de placement face aux éclosions.
Le financement privé des services de santé au Canada est déjà l’un des plus importants des pays industrialisés.
L’utilisation plus importante de prestataires privés n’est pas une panacée et n’est pas sans risque dans un contexte de pénurie de personnel et de contrôle des coûts. La prudence est ici de mise. »
Voici une vidéo préparée pour la Coalition canadienne de la santé sur la privatisation : https://archive.healthcoalition.ca/why-does-private-health-care-lengthen-public-wait-times/
Et voici un article qui cite Jackie Walker, infirmière auxiliaire et présidente de la section des soins infirmiers à SEIU Healthcare, un syndicat qui représente plus de 60 000 travailleurs de différents secteurs du système de santé au Canada et au Québec.