Ne laissons pas le chaos des soins de santé privés devenir la norme : chercheur.e.s
Selon des chercheur.e.s qui étudient la privatisation des soins de santé au Canada, les fournisseurs privés de soins de santé brouillent les frontières en ce qui concerne l’externalisation et le paiement des soins de santé, au détriment des patients et des travailleurs de la santé.
Des chercheur.e.s provenant de partout au Canada se sont réunis à l’Université d’Ottawa le 20 juin pour discuter de leurs travaux et recherches sur la Loi canadienne sur la santé. Cette table ronde était organisée par la Coalition canadienne de la santé et le Centre de droit, de politique et d’éthique de la santé de l’Université d’Ottawa, avec le soutien de l’Université St-Thomas à Fredericton.
La table ronde, intitulée « La privatisation rampante des soins de santé », peut être visionnée ici.
Kevin Skerrett est un chercheur de longue date et un membre de l’Ottawa Health Coalition et de l’Ontario Health Coalition. Il a animé le panel sur la privatisation. Il a souligné certains développements inquiétants survenus dans un hôpital d’Ottawa en tant qu’exemple de privatisation.
Un groupe de médecins du campus Riverside de l’Hôpital d’Ottawa a créé une société privée à but lucratif, qui s’intitule « Academic Orthopedic Surgical Associates of Ottawa Inc. » qui a été autorisé à pratiquer des interventions chirurgicales au sein même de l’hôpital. « Nous avons donc un groupe de chirurgiens œuvrant pour notre hôpital public qui se sont privatisés, et ont signé un contrat avec le PDG de l’Hôpital d’Ottawa pour effectuer des interventions chirurgicales », a déclaré M. Skerrett.
Le gouvernement de l’Ontario a défendu cette pratique comme une solution au problème de l’arriéré chirurgical, tandis que d’autres souhaitent que le problème soit résolu par des investissements dans le système public de soins de santé.
« Il n’y a aucune raison pour que des opérations supplémentaires ne soient pas effectuées dans les hôpitaux publics de l’Ontario », a déclaré le Dr David Urbach, chef du département de chirurgie du Women’s College Hospital de Toronto, à la CBC en mars 2023. « Il y a de nombreuses salles d’opération dans les hôpitaux de l’Ontario qui sont inutilisées – mais qui pourraient être utilisées – en raison d’un manque de financement et de personnel, en particulier d’infirmières.
Andrew Longhurst, doctorant à l’université Simon Fraser, a publié beaucoup de recherche sur la privatisation des soins de santé en Ontario, l’Alberta et de la Colombie-Britannique. Il a expliqué au public de la table ronde que les soins de santé publics, gratuits au point de prestation, sont menacés par l’incursion de fournisseurs de soins de santé privés et par les paiements privés.
M. Longhurst s’est concentré sur la sous-traitance ou l’externalisation des soins de santé, lorsque des services financés par l’État sont confiés à des prestataires à but lucratif, un phénomène qui, selon lui, s’est développé à partir des années 2010 et n’a cessé de prendre de l’ampleur. Il a utilisé les demandes d’accès à l’information information et les données accessibles au public au cours des dix dernières années pour examiner l’évolution de la sous-traitance des soins de santé, et les preuves de paiements privés illicites en Ontario, en Alberta et en Colombie-Britannique.
Pour Longhurst, la sous-traitance consiste en fait à « enchâsser une forme de privatisation sous une autre forme ». Il a décrit la façon que le gouvernement de la Colombie-Britannique a négocié davantage de contrats avec des cliniques privées pour fournir des services aux bénéficiaires, afin d’éviter la surfacturation des services. Il a souligné que le nombre d’interventions chirurgicales que l’on a sous-traitées en Colombie-Britannique a doublé au cours de la dernière décennie, passant de 2,5 % en 2007-2008 à 5 % en 2021-2022. En même temps, le pourcentage de chirurgies qui sont sous traitées en Alberta est de 20 %.
Selon M. Longhurst, la Colombie-Britannique est le siège d’un système de soins de santé à but lucratif appartenant à des médecins et à des investisseurs. Pour la période 2022-2023, la CB a enregistré le plus grand nombre de cas de surfacturations au pays.
« Il nous faut être attentifs à cette interaction et à cette dynamique que nous observons dans tout le pays. Les intérêts privés, certains chirurgiens et médecins, ainsi qu’un certain nombre de gouvernements provinciaux, sont de plus en plus nombreux à affirmer qu’il s’agit d’une forme bénigne d’implication du secteur à but lucratif dans le système de santé public », a déclaré M. Longhurst.
« Nous devons comprendre que les prestations à but lucratif, ou l’externalisation des coûts, ouvre la porte d’entrée vers des soins de santé à deux vitesses, car nous devons comprendre que le modèle d’entreprise à but lucratif d’un grand nombre de ces établissements appartenant à des investisseurs facilite le mélange des paiements publics et privés », a déclaré M. Longhurst.
M. Longhurst a averti l’assistance que la stratégie de l’entreprise privée veut brouiller les frontières entre les prestations à but lucratif financées par l’État (gratuites au point de prestation) et les paiements privés, ce qui est contraire à la législation provinciale et fédérale.
Les docteurs Danyaal Raza et Sheryl Spithoff, membres de l’association Canadian Doctors for Medicare, ont présenté leurs recherches sur la manière dont les entreprises de soins virtuels traitent les données des patients et les risques pour la vie privée de ces derniers. Ils ont interrogé des « initiés du secteur » afin d’identifier les voies de commercialisation des données ainsi que les risques pour la vie privée des patients.
Extrait de la présentation de Raza et Spithoff –
Les entreprises collectent des données telles que les noms, les courriels et l’historique de navigation des patients lorsqu’ils accèdent aux soins, afin de cibler les publicités ou d’envoyer des courriels de marketing pour des produits et services « internes » ou tiers. Un initié a déclaré : « Si vous recherchez fréquemment des termes de dermatologie sur notre application, nous pourrions vous proposer des services supplémentaires autour de la dermatologie ». Ces services sont souvent payés par le secteur privé avec des marges plus élevées que les services financés par le secteur public, ce que l’on appelle les « conversions de vente » (sell-up conversions) dans le monde des soins à but lucratif.
Les initiés du secteur ont également décrit la façon dont certaines entreprises ont été financées par des sociétés pharmaceutiques pour analyser les données des patients, et d’adapter les plan de soins dans le but d’augmenter l’utilisation d’un médicament ou d’un vaccin. De telles pratiques en matière de données exposent les patients à des dommages potentiels, non seulement en raison du microciblage à des fins commerciales, mais aussi en raison de la perte de confidentialité des données, de leur vie privée et de la discrimination.
Rebecca Graff-McRae, du Parkland Institute, a décrit ce qu’elle a appelé les « montagnes russes des services de laboratoire » en Alberta depuis 1994. Les services de laboratoire de l’Alberta ont été marqués par des contrats ratés, le renflouage des entreprises, la montée en flèche des temps d’attente, la diminution de l’accès et l’insuffisance des investissements pour l’équipement, la main-d’œuvre et l’immobilier. Mme Graff-McRae a fait remarquer que le premier ministre de l’Alberta, Danielle Smith, a dû remédié au chaos qui régnait dans les services de laboratoire privatisés de l’Alberta en ramenant ces services sous la responsabilité de l’autorité provinciale publique de la santé et de sa filiale.
L’auteure de « Misdiagnosis : Privatisation et perturbation des services de laboratoire médical de l’Alberta, Mme Graff-McRae a décrit les conséquences pour les travailleurs d’être exclus des consultations, les laboratoires qui ont été complètement pris au dépourvu par des décisions qui affectent toute leur existence » et a dit que cela « est devenu la norme, et non l’exception ».
« Ce que nous constatons aujourd’hui au sein de la main-d’œuvre des laboratoires, c’est un profond sentiment de démoralisation, une incertitude omniprésente, des pressions logistiques liées au changement d’employeur, de syndicat, parfois de lieu de travail, des conflits du travail permanents… en plus d’un épuisement professionnel pandémique, d’un changement démographique au sein de la main-d’œuvre qui se produit à l’échelle nationale et d’un sentiment écrasant d’être utilisé comme un ballon politique », a déclaré Mme Graff-McRae.
Selon Graff-McRae les travailleurs de laboratoire, « les héros de la pandémie », lui ont dit que « rien n’est sacré », qu’ils se sentent remplaçables, et que « qu’ils doivent être prêts à se battre pour tout ».
Le blogue de la semaine prochaine portera sur le panel « Obtenir l’assurance médicaments » avec le chercheur et professeur Marc-André Gagnon, Nikolas Barry Shaw du Conseil des Canadiens, et le médecin et chercheur Dr Joel Lexchin. Les webinaires précédents peuvent être visionnés sur la chaîne Youtube de la Coalition canadienne de la santé.