Le cheval de Troie du privé
Il y a une quinzaine d’années, l’Alberta fusionnait tous les établissements de santé et de services sociaux au sein d’une seule agence de gestion pour toute la province suite au passage de leur loi 30.
Mais 15 ans plus tard, au moment où Christian Dubé et la CAQ envisagent de reproduire le même modèle au Québec, voilà que l’Alberta fait marche arrière.
Le gouvernement albertain prépare une nouvelle réforme qu’il compte présenter dès cet automne. Parmi ses objectifs : redonner plus d’autonomie aux établissements, décentraliser la gestion du réseau public et insuffler plus de démocratie, de transparence et d’imputabilité dans la prise de décision.
C’est la raison pour laquelle le président de l’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS), Robert Comeau exhorte le gouvernement de la Coalition Avenir Québec à faire marche arrière et à apprendre des erreurs de l’Alberta et sa loi 30.
« La logique commande un virage à 180 degrés par rapport aux orientations actuelles du projet de loi 15. Ce dernier, qui s’inspire directement de l’Alberta, offre des solutions mal avisées et bâties sur des fondations bancales, notamment avec l’ouverture au privé et l’hypercentralisation au sein de l’agence Santé Québec. Les solutions au marasme dans lequel est plongé le réseau de la santé et des services sociaux doivent s’articuler autour d’une véritable décentralisation, d’une vraie démocratisation et d’un modèle entièrement public et universel », soutient Robert Comeau, président de l’APTS.
Le plus grand syndicat représentant le personnel professionnel et technique dans le réseau de la santé et des services sociaux (RSSS) est préoccupé par l’accent mis sur la centralisation dans ce projet de loi. Elle compte quelque 65 000 membres réparti·e·s dans plusieurs établissements à travers le Québec : Montérégie, Estrie, Montréal, Laval, Lanaudière, Laurentides, Abitibi-Témiscamingue, Outaouais, Chaudière-Appalaches, Bas-Saint-Laurent, Saguenay–Lac-Saint-Jean, Capitale-Nationale, Mauricie–Centre-du-Québec, Côte-Nord et Gaspésie-ÎIes-de-la-Madeleine.
« Nous sommes bien sûr d’accord pour rendre le système plus efficace. La pandémie a clairement démontré que la décentralisation est essentielle pour favoriser la résilience de nos services publics, ainsi qu’assurer une réponse rapide en cas de crise. Là, le gouvernement poursuit les travaux de la réforme Barrette plutôt que d’apprendre de ses erreurs », dénonce le président Robert Comeau.
Le projet de loi 15 du Québec laisse une place de choix au privé. Divers passages du projet de loi démontrent que le gouvernement considère que c’est sa seule option pour améliorer à court terme l’accessibilité des soins et des services. Pourtant, un recours accru à ce secteur tend à provoquer des conséquences dramatiques. En Angleterre, par exemple, la sous-traitance au privé correspond à une hausse significative des taux de mortalité traitable.
« En règle générale, le privé coûte plus cher et offre une qualité moindre à la population. En tout temps et en toutes circonstances, il devrait être un dernier recours. Pourtant, depuis des années, le réseau public est asphyxié par les politiques de réduction des coûts, avec pour seul effet une dépendance toujours plus importante au secteur privé », dénonce Émilie Charbonneau, deuxième vice-présidente de l’APTS.
En mai l’APTS a présenté une mémoire sur le projet de loi 15, qui s’intitule « Surcentralisation et privatisation au détriment de l’accès aux soins et services sociaux, de leur qualité et de la résilience du réseau » à la Commission de la santé et des services sociaux dans le cadre des consultations à l’égard du projet de loi 15, une loi visant à rendre le système de santé et de services sociaux plus efficace (PL15).
Les alliés en Alberta sont d’accord avec l’APTS et la CSS
Selon la chercheuse Rebecca Graff-McRae de l’Université de l’Alberta et de l’Institut Parkland :
« La création d’une nouvelle agence des services de santé dotée d’une autorité centralisée peut être utilisée pour mettre en œuvre un programme de privatisation (élargissement de l’accès) avec peu de contrôle.
Depuis l’adoption du projet de loi 30 en Alberta, nous avons assisté à l’expansion exponentielle de l’AB Surgical Initiative (qui, malgré les affirmations du gouvernement, s’est révélée moins efficace pour réduire les temps d’attente, certainement moins responsable, et pourrait s’avérer plus coûteuse) et à un va-et-vient désastreux des services de laboratoire médical sous-traités.
Cependant, en tant que chercheurs et Albertains, nous n’avons pas été en mesure d’accéder à des informations cruciales sur ces contrats et sur les implications qu’ils pourraient avoir pour l’ensemble du système de santé.
La situation des laboratoires est le plus grand “je vous l’avais bien dit” sur les dangers de la prestation privée — mais nous ne savons pas encore dans quelle mesure les caractéristiques de la loi 30 ont été activées dans le contrat, s’il y en a eu.
Le contrat des médecins n’a pas cessé de susciter des tensions syndicales, mais plutôt que des feux d’artifice, nous n’assistons qu’à un lent ruissellement de travailleurs de la santé expérimentés qui quittent la pratique publique ou la province. Il s’agit plutôt d’un cas de “lente ébullition de la grenouille”. »
Anéantir 50 ans de luttes sociales?
La Coalition Solidarité Santé remet en question l’approche de la commissaire à la santé et au bien-être (CSBE) du Québec, Joanne Castonguay, qui lançait, très discrètement, une nouvelle consultation portant sur les valeurs sur lesquelles appuyer l’évaluation de notre système de santé et de services sociaux.
Une telle consultation aurait pu être utile, mais pour la Coalition Solidarité Santé, plusieurs signaux captés au cours des derniers mois concernant les travaux de la CSBE inquiètent de plus en plus sérieusement.
Alors qu’elle dit vouloir sonder la population du Québec sur ses valeurs, l’opinion de la commissaire Castonguay sur le système de santé est déjà faite.
Lors d’une conférence à la Chambre de commerce du Montréal métropolitain le 5 juillet dernier, la commissaire Castonguay a affirmé que la nécessaire transformation du système de santé du Québec passait par davantage de partenariats public-privé, et que, compte tenu de la méfiance présente dans la population concernant le secteur privé, une éducation globale sur cette question était nécessaire.
Mais selon la Coalition Solidarité Santé, les enjeux en cause sont beaucoup trop importants pour accepter qu’une simple consultation très ciblée, limitée, peu médiatisée et possiblement biaisée serve de pierre angulaire aux travaux de la commissaire, qui affiche déjà publiquement sa volonté de privatiser davantage notre réseau public.
Depuis quelques décennies, les investisseurs privés occupent une place grandissante dans le réseau de la santé québécois et, pourtant, les problèmes d’accès se multiplient et les coûts ne cessent de grimper.
Plutôt que la solution, le recours accru au privé est en fait le problème à résoudre. Aucune étude sérieuse ne démontre sa plus grande efficacité, bien au contraire.
Le droit à la santé pour toutes et tous
Depuis plus de 50 ans, les groupes sociaux du Québec se battent pour réduire les inégalités sociales et faire respecter les droits, notamment pour assurer l’accès à des services publics de santé à toutes et à tous, peu importe leur capacité à payer.
Rappelons qu’avant l’avènement de notre réseau public de santé, de nombreuses familles s’endettaient lorsqu’un de leurs membres tombait malade ou se blessait. Certaines perdaient tout. Avec l’assurance-maladie publique, nous nous sommes donné les moyens d’aider et de soigner tous les gens qui en auraient besoin, peu importe leur statut social ou économique.
Bien sûr, la pandémie, qui nous a toutes et tous ébranlés, a révélé au grand jour les vulnérabilités de notre système de santé. Bien entendu, de nombreuses personnes attendent toujours les services et les soins requis par leur état de santé.
Assurément, il faut changer certaines façons de faire.
Mais selon la Coalition Solidarité Santé, il n’est pas question d’ouvrir toute grande la porte au privé sous prétexte d’une plus grande efficacité non démontrée.
« Voulons-nous vraiment jouer à la roulette russe avec notre santé? En fait, personne ne sait quel sera son état de santé ou sa situation financière dans 15 ans. Et tout le monde voudra avoir accès à des services publics de qualité advenant un diagnostic grave. Il faut avoir une vision globale et à long terme des solutions. Car la solution privée d’aujourd’hui, pour résoudre soi-disant temporairement un problème, pourrait devenir demain notre plus grand problème. »
Coalition Solidarité Santé
Ce qui se passe chez nos voisins du Sud est un avertissement très sérieux de ce qui pourrait se produire au Québec si nous ouvrons toutes grandes les portes au secteur privé.
Ajoutons que les grandes organisations internationales, comme l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), l’Organisation des Nations Unies (ONU), le Fonds Monétaire international (FMI) et l’Internationale des services publics (ISP), s’entendent pour dire que les gouvernements du monde doivent renforcer leurs soins de santé et leurs dispositifs de protection sociale.
Les crises climatiques et sanitaires, actuelles et à venir, imposent une intervention rapide des autorités publiques, une réponse que seuls les systèmes publics bien rodés et financés peuvent orchestrer.
Selon la Coalition Solidarité Santé, il ne faut surtout pas baisser les bras, malgré la morosité ambiante. Nous devons nous faire entendre en grand nombre! La Coalition Solidarité Santé a demandé à être entendue dans le cadre de la consultation de la CSBE. Compte tenu du parti pris évident de la commissaire pour le privé, la CSS exige qu’il y ait, enfin, un vrai débat public démocratique sur nos valeurs et l’avenir de notre réseau de santé.
La Coalition Solidarité Santé est un regroupement québécois d’organisations citoyennes, communautaires et syndicales qui défendent le droit à la santé et l’accès aux services publics de qualité pour l’ensemble de la population du Québec.